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VOYAGE EN ORIENT.

Mon itinéraire ajoute que la plupart des riches négociants de la ville basse ont fait fortune pendant la guerre de l’indépendance par le commerce que voici : leurs vaisseaux, sous pavillon turc, s’emparaient de ceux que l’Europe avait envoyés porter des secours d’argent et d’armes à la Grèce ; puis, sous pavillon grec, ils allaient revendre les armes et les provisions à leurs frères de Morée ou de Chio ; quant à l’argent, ils ne le gardaient pas, mais le prêtaient aussi sous bonne garantie à la cause de l’indépendance, et conciliaient ainsi leurs habitudes d’usuriers et de pirates avec leurs devoirs d’Hellènes. Il faut dire aussi qu’en général la ville haute tenait pour les Turcs par suite de son christianisme romain. Le général Fabvier, passant à Syra, et se croyant au milieu des Grecs orthodoxes, y faillit être assassiné… Peut-être eût-on voulu pouvoir vendre aussi à la Grèce reconnaissante le corps illustre du guerrier.

Quoi ! vos pères auraient fait cela, beaux enfants aux cheveux d’or et d’ébène, qui me voyez avec admiration feuilleter ce livre, plus ou moins véridique, en attendant le bedeau ? Non ! j’aime mieux en croire vos yeux si doux, ce qu’on reproche à votre race doit être attribué à ce ramas d’étrangers sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur le port de Syra, ce carrefour de l’Archipel. Et, d’ailleurs, le calme de vos rues désertes, cet ordre et cette pauvreté… Voici le bedeau portant les clefs de l’église Saint-Georges. Entrons : non… je vois ce que c’est.

Une colonnade modeste, un autel de paroisse campagnarde, quelques vieux tableaux sans valeur, un saint Georges sur fond d’or, terrassant celui qui se relève toujours… cela vaut-il la chance d’un refroidissement sous ces voûtes humides, entre ces murs massifs qui pèsent sur les ruines d’un temple des dieux abolis ? Non ! pour un jour que je passe en Grèce, je ne veux pas braver la colère d’Apollon ! Je n’exposerai pas à l’ombre mon corps tout échauffé des feux divins qui ont survécu à sa gloire. Arrière, souffle du tombeau !