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VOYAGE EN ORIENT.

n’est pire que l’effusion d’une reconnaissance qui n’est pas méritée.

Aux premières ouvertures que j’en fis avec grand embarras, il se frappa le front du doigt.

Enté medjnoun (es-tu fou) ? me dit-il.

Medjnoun, dis-je, c’est le surnom d’un amoureux célèbre, et je suis loin de le repousser.

— Aurais-tu vu ma fille ? s’écria-t-il.

L’expression de son regard était telle dans ce moment, que je songeai involontairement à une histoire que le pacha d’Acre m’avait contée en me parlant des Druses. Le souvenir n’en était pas gracieux assurément. Un kyaya lui avait raconté ceci :

— J’étais endormi, lorsqu’à minuit j’entends heurter à la porte ; je vois entrer un Druse portant un sac sur ses épaules.

» — Qu’apportez-vous là ? Lui dis-je

» — Ma sœur avait une intrigue, et je l’ai tuée. Ce sac renferme son tantour.

» — Mais il y a deux tantours !

» — C’est que j’ai tué aussi la mère, qui avait connaissance du fait. Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu très-haut.

» Le Druse avait apporté ces bijoux, de ses victimes pour apaiser la justice turque.

» Le kyaya le fit arrêter et lui dit :

» — Va dormir, je te parlerai demain.

» Le lendemain, il lui dit :

» — Je suppose que tu n’as pas dormi ?

» — Au contraire, lui dit l’autre. Depuis un an que je soupçonnais ce déshonneur, j’avais perdu le sommeil ; je l’ai retrouvé cette nuit.

Ce souvenir me revint comme un éclair ; il n’y avait pas à balancer. Je n’avais rien à craindre pour moi sans doute ; mais ce prisonnier avait sa fille près de lui : ne pouvait-il pas la soupçonner d’autre chose encore que d’avoir été vue sans voile ? Je lui expliquai mes visites chez madame Carlès, bien justifiées, certes, par le séjour qu’y faisait mon esclave, l’amitié que cette