Aller au contenu

Page:Nerval - Voyage en Orient, II, Lévy, 1884.djvu/200

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
188
VOYAGE EN ORIENT.

papillons, les mites et les larves. Il conjura les oiseaux de proie, la chauve-souris, le hibou, le rat, la mouche impure, les fourmis et la famille des insectes qui rampent ou qui rongent. Il conjura le métal ; il conjura la pierre, les alcalis et les acides, et jusqu’aux émanations des plantes.

Ces dispositions prises, quand il se fut bien assuré d’avoir soustrait son corps à tous les agents destructeurs, ministres impitoyables d’Éblis, il se fit transporter une dernière fois au cœur des montagnes de Kaf, et, rassemblant les génies, il leur imposa des travaux immenses, en leur enjoignant, sous la menace des châtiments les plus terribles, de respecter son sommeil et de veiller autour de lui.

Ensuite il s’assît sur son trône, où il assujettit solidement ses membres, qui se refroidirent peu à peu ; ses yeux se ternirent, son souffle s’arrêta, et il s’endormit dans la mort.

Et les génies esclaves continuaient à le servir, à exécuter ses ordres et à se prosterner devant leur maître, dont ils attendaient le réveil.

Les vents respectèrent sa face ; les larves qui engendrent les vers ne purent en approcher ; les oiseaux, les quadrupèdes rongeurs furent contraints de s’éloigner ; l’eau détourna ses vapeurs, et, par la force des conjurations, le corps demeura intact pendant plus de deux siècles.

La barbe de Soliman ayant crû, se déroulait jusqu’à ses pieds ; ses ongles avaient percé le cuir de ses gants et l’étoffe dorée de sa chaussure.

Mais comment la sagesse humaine, dans ses limites bornées, pourrait-elle accomplir l’infini ? Soliman avait négligé de conjurer un insecte, le plus infime de tous… Il avait oublié le ciron.

Le ciron s’avança mystérieux… invisible… Il s’attacha à l’un des piliers qui soutenaient le trône, et le rongea lentement, lentement, sans jamais s’arrêter. L’ouïe la plus subtile n’aurait pas entendu gratter cet atome, qui secouait derrière lui, chaque année, quelque grains d’une sciure menue.