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DE PARIS À CYTHÈRE.

que je t’ai écrit. C’est que le dénoûment que tu auras prévu en lisant les premières pages a été suspendu tout ce temps… Tu me sais bien incapable de te faire des histoires à plaisir et d’épancher mes sentiments sur des faits fantastiques, n’est-ce pas ? Eh bien, si tu as pris intérêt à mes premières amours de Vienne, apprends…

Ce 13 décembre. — Tant d’événements se sont passés depuis les quatre premiers jours qui fournissent le commencement de cette lettre, que j’ai peine à les rattacher à ce qui m’arrive aujourd’hui. Je n’oserais te dire que ma carrière don-juanesque se soit poursuivie toujours avec le même bonheur… La Katty est à Brunn en ce moment auprès de sa mère malade ; je devais l’y aller rejoindre par ce beau chemin de fer de trente lieues qui est à l’entrée du Prater ; mais ce genre de voyage m’agace les nerfs d’une façon insupportable. En attendant, voici encore une aventure qui s’entame et dont je t’adresse fidèlement les premiers détails.

Comme observation générale, tu sauras que, dans cette ville, aucune femme n’a une démarche naturelle. Vous en remarquez une, vous la suivez ; alors, elle fait les coudes et les zig-zags les plus incroyables de rue en rue. Puis choisissez un endroit un peu désert pour l’aborder, et jamais elle ne refusera de répondre. Cela est connu de tous. Une Viennoise n’éconduit personne. Si elle appartient à quelqu’un (je ne parle pas de son mari, qui ne compte jamais) ; si, enfin, elle est trop affairée de divers côtés, elle vous le dit et vous conseille de ne lui demander un rendez-vous que la semaine suivante, ou de prendre patience sans fixer le jour. Cela n’est jamais bien long ; les amants qui vous ont précédé deviennent vos meilleurs amis.

Je venais donc de suivre une beauté que j’avais remarquée au Prater, où la foule s’empresse pour voir les traîneaux, et j’étais allé jusqu’à sa porte sans lui parler, parce que c’était en plein jour. Ces sortes d’aventures m’amusent infiniment. Fort heureusement, il y avait un café presque en face de la maison. Je reviens donc, à la brune, m’établir près de la fenêtre.