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DE PARIS À CYTHÈRE.

tume est à moitié grec, elles sont mises en général fort simplement ; belles presque toutes, souples et bien faites, blondes la plupart, et d’un teint magnifique, elles s’abandonnent à la valse avec une ardeur singulière. À peine l’orchestre a-t-il préludé, qu’elles s’élancent des tables, quittant leur verre à moitié vide et leur souper interrompu, et alors commence, dans le bruit et dans l’épaisse fumée du tabac, un tourbillon de valses et de galops dont je n’avais nulle idée. Il ne s’agit point là de nos danses de barrière, timides bacchanales du Parisien égrillard, où le municipal joue le rôle de la Pudeur, et se pose de loin en loin comme une cariatide sévère. Ici, le municipal manque entièrement (ou, du moins, ce qui tient lieu à Vienne de cette institution) ; la valse est l’unique danse du peuple ; mais la valse comme ils la comprennent doit avoir été celle des orgies païennes ou du sabbat gothique ; Gœthe avait ce modèle sous les yeux lorsqu’il peignit la nuit de Walpurgis, et fit tourner Faust dans les bras de cette folle sorcière, dont la jolie bouche laissait échapper des souris rouges dans l’enivrement du plaisir.

D’ailleurs, point d’intentions, point de gestes équivoques dans ces danses éperdues, dont rougiraient nos faubouriens dépravés ; cela est simple et grave comme la nature et l’amour ; c’est une valse voluptueuse et non lascive, digne d’une population ardente et simple, qui n’a point lu Voltaire et qui ne chante point Béranger. Ce qui étonne, c’est la force de ces hommes, c’est la grâce, le calme et la constante fraîcheur de ces femmes infatigables, qui n’ont jamais à craindre de montrer au jour levant des traits fatigués et ternis ; du reste, il faut remarquer encore que les danseurs paraissent leur être indifférents : elles valsent avec l’homme et non avec un homme ; j’expliquerai peut-être comment elles semblent pousser plus loin encore cette facilité, cette froideur et cet abandon.

La valse finie, on se remet à manger et à boire, et voici que des chanteurs ou des saltimbanques paraissent au fond de la salle, derrière une sorte de comptoir garni d’une nappe et illuminé de chandelles ; ou bien, plus souvent encore, c’est une