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lorely.

leuses. Ainsi, pour moi, déjà bien des contrées du monde se sont réalisées, et le souvenir qu’elles m’ont laissé est loin d’égaler les splendeurs du rêve qu’elles m’ont fait perdre. Mais qui pourrait se retenir pourtant de briser encore une de ces portes enchantées, derrière lesquelles il n’y a souvent qu’une prosaïque nature, un horizon décoloré ? N’imagine-t-on pas, quand on va passer la frontière d’un pays, qu’il va tout à coup éclater devant vous dans toute la splendeur de son sol, de ses arts et de son génie !… Il n’en est pas ainsi, et chaque nation ne se découvre à l’étranger qu’avec lenteur et réserve, laissant tomber ses voiles un à un comme une pudique épousée.

Tout en songeant à cela, nous avons traversé le Rhin ; nous voici sur le rivage et sur la frontière germaniques. Rien ne change encore ; nous avons laissé des douaniers là-bas, et nous en retrouvons ici ; seulement, ceux de France parlaient allemand, ceux de Bade parlent français ; c’est naturel. Kehl est aussi une petite ville toute française, comme toutes les villes étrangères qui avoisinent nos frontières. Si nous voulons observer une ville allemande, retournons à Strasbourg.

Aussi bien il n’existe à Kehl que des débitants de tabac. Vous avez là du tabac de tous les pays, et même du tabac français vraie régie, façon de Paris, passé en contrebande sans doute, et beaucoup meilleur que tous les autres ; les étiquettes sont très-variées et très-séduisantes, mais les boîtes ne recèlent que de ce même caporal, autrement nommé chiffonnier.

Il n’y a donc point de contrebande à faire, et il faut bien repasser, pur de tout crime, devant les douanes des deux pays.

Mais, pour votre retour, les douaniers vous demandent deux kreutzers (prononcez kritch) ; vous donnez deux sous, et l’on vous rend une charmante petite médaille ornée du portrait du grand-duc de Bade, et représentant la valeur d’un kreutzer. Vous avez donc fait une première fois connaissance avec la monnaie allemande ; puissiez-vous vous en tenir là !

La seconde idée du Parisien, après avoir vu le Rhin et foulé la terre allemande, se formule tout d’abord devant ses yeux