Page:Nettement - Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830, tome 1.djvu/198

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moi, je trouve ma maison aussi désolée que si vous m’aviez quitté hier ; dans le monde, la même idée me suit et ne m’abandonne presque pas. Je ne puis entendre un clavecin sans me sentir attristé. Je traite rarement ce sujet avec vous ; mais ne t’y trompe pas, chère Constance, non plus que tes compagnes, c’est la suite d’un système que je me suis fait : à quoi bon vous attrister sans raison et sans profit ? Je puis t’assurer que l’idée de partir de ce monde sans te connaître est une des plus épouvantables qui puisse se présenter à mon imagination. Je ne te connais pas ; mais je t’aime comme si je te connaissais. Il y a même, je t’assure, je ne sais quel charme secret qui naît de cette dure destinée qui m’a toujours séparé de toi. C’est la tendresse multipliée par la compassion. »

Cette vue d’intérieur est éminemment propre à rectifier et à compléter l’idée qu’on est disposé à se faire de M. de Maistre, lorsqu’on n’a lu que ses ouvrages où il apparaît comme un génie sévère, et même un peu sombre, jugeant d’en haut les erreurs et les souffrances de l’humanité. On lit ici dans son cœur cette bonté qu’on retrouve surtout chez les hommes supérieurs, et cette lamentation paternelle si touchante, se prolongeant, dans un foyer désert, à la pensée de ceux qui y manquent, avertit le lecteur que l’homme de génie était un homme.

C’est de cette espèce d’observatoire de Saint-Pétersbourg que le comte de Maistre contempla l’étonnante période de l’histoire européenne qui se déroula de 1802