Page:Nichault - La Duchesse de Chateauroux.djvu/196

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Dans cette crise douloureuse, l’orgueil seul la soutint ; elle frémit de laisser soupçonner son martyre aux personnes qui s’en réjouiraient ; et, profitant du droit d’établir une conversation à côté de celle du roi et de madame de Chevreuse, elle se mit à causer avec le comte de Noailles et M. de Coigny de choses intéressantes, parla de Voltaire, du roi de Prusse, prédit comment finirait la camaraderie littéraire de ces deux grandes puissances, s’étonna que la vanité pût aveugler un esprit aussi supérieur, au point de lui faire croire à la possibilité de dire la vérité à un roi poëte, et dit à ce sujet une foule de choses profondément senties, et d’autant mieux exprimées qu’une fièvre de jalousie redoublait son éloquence.

À ces deux noms, dont elle connaissait le pouvoir sur l’esprit du roi, il n’avait plus rien écouté des frivolités piquantes que disait la duchesse de Chevreuse, et pourtant il n’avait pas cessé de la regarder ; aussi la duchesse continuait-elle, persuadée qu’elle captivait toujours son attention : la plupart des convives le croyaient aussi, et la plaçaient déjà au rang de favorite.

Mais après cet effort d’un esprit exalté par les tortures de l’âme, madame de la Tournelle retomba dans l’accablement.

Au sortir de table, elle trouva dans le salon le marquis d’Argenson, MM. Orry, de Ghavigny, Dumesnil, Duverney, et enfin tous ceux du conseil du roi connus par leur dévouement pour elle.

Le talent de notre divin Molière aurait tiré un bon parti de cette situation, s’il avait pu voir les empressements im fidèles des premiers venus, témoins de ce qui venait de se passer au dîner, et la galanterie ambitieuse des ministres, qui savaient devoir l’honneur d’être invités à cette fête intime à la seule protection que leur accordait madame de la Tournelle. Ces deux cours rivales, formées inopinément, offraient un spectacle étrange, et des incidents dignes de la scène.

Les nouveaux arrivés mirent la tristesse de madame de la Tournelle sur le compte d’un embarras commandé par la bienséance, et ils soupçonnèrent d’autant moins le ressentiment du roi contre elle, que tous les plaisirs de la soirée lui étant dédiés, chaque moment lui apportait un nouvel hommage.