Page:Nichault Les Malheurs d un amant heureux.djvu/85

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deviner à quel degré de puissance atteindrait un jour son rival, s’inquiétait vaguement de la volonté absolue qui caractérisait dès-lors ses moindres actions ; il avait même blâmé hautement la faveur qui, par suite d’une émeute populaire, venait de l’élever au grade de général de division. C’était, au dire de notre poëte satirique, récompenser trop généreusement le courage de tirer à coups de canon sur le bon peuple de Paris. Ce mot, répété par d’officieux amis, ne permettait plus aucune conciliation entre ces deux grandes puissances ; mais l’on est forcé de convenir que, malgré sa prévention contre le futur mari de madame de B***, Chénier avait prédit juste, lorsqu’en parlant ce jour même au directeur B*** de son protégé, il cita ces deux vers du rôle de Cicéron dans Rome sauvée :

    Il aime Rome encore ; il ne veut point de maître ;
    Mais je prévois trop bien qu’un jour il voudra l’être.

Ce soupçon n’entrait certainement alors dans l’esprit d’aucune autre personne, à en juger par le peu d’attention que le reste des convives prenait au général B*** ; le babil élégant d’un ex-marquis remplissait à lui seul la moitié de la conversation. Les manières aisées de ce papillon diplomate, son ton goguenard, son langage de cour qu’il employait également à flatter une jolie femme ou à soutenir une opinion démocratique, enfin cette fine fleur de jargon à la mode qui rappelait les petits soupers de Versailles, offraient un si frappant contraste avec le ton spartiate que tant d’autres affectaient, qu’on croyait voir pour ainsi dire l’ancien régime en goguette. Les femmes étaient particulièrement ravies de sa conversation ; elles l’écoutaient en regardant un jeune élève de David, dont le pinceau venait de débuter par un chef-d’œuvre. Il faut dire à la honte des riches, et à la gloire des artistes de ce temps, que ce tableau, ne trouvant point d’acquéreur en France, allait être livré à un amateur étranger, lorsque M. I***, peintre dont le talent admirable n’avait point encore assuré la fortune, réunit tout ce qu’il possédait pour remplacer la somme offerte à son ami pour prix de ce bel ouvrage. « Tiens, lui dit-il, en le forçant d’accepter cette somme, ne