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DU SANG SOUS LA TENTE

Une mélopée s’élève, soutenue par la voix frêle d’une flûte :

Les yeux de ma bien-aimée
Coulent entre la berge de ses cils
Comme un fleuve noir.

L’amour, tout l’amour du monde, prend possession du soir. Les deux hommes frémissent.

L’Arabe, s’il parlait à son compagnon, dirait sa joie de posséder à lui, bien à lui, la plus jolie femme qu’on ait jamais vue. Il se tait. Mais son cœur bat sur un rythme plus fou. Sous la tente voisine, Talhia, belle comme la nuit, amoureuse comme elle, l’attend.

L’autre homme pense à sa bien-aimée, dont les yeux étaient verts et cruels. Il l’aimait. Il était désarmé par sa beauté. Elle aimait l’aventure plus que l’amour. Elle l’avait rejeté avec le même sourire qu’elle avait eu pour l’attirer. Il n’y avait pas de cœur sous sa chair souple et blonde.

Une haine affreuse défigura un instant les traits du jeune homme.

Autrefois il croyait à son talent. Il croyait à l’amour aussi. Puis il a accepté toutes les trahisons parce qu’il avait besoin, près de lui, de cet être fragile et pervers. Et puis, il a fini par s’arracher à cette vie d’angoisse et de bassesses. Il a porté son cœur mort sur la terre stérile et désespérée du Sahara.

L’ombre joue sur les deux visages. La flûte berce doucement la nuit et les pensées des hommes. Le chant monte, évocateur :

Les yeux de ma bien-aimée
Coulent entre la berge de ses cils
Comme un fleuve noir.

Sous la tente voisine, Talhia avive l’éclat de ses yeux noirs. Assise à ses pieds, la vieille esclave la contemple.