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AURORE

époques barbares, lorsque règnent les jugements pessimistes à l’égard des hommes et du monde, l’individu s’applique toujours, confiant dans la plénitude de sa force, à agir conformément à ces jugements, c’est-à-dire à mettre les idées en action, par la chasse, le pillage, la surprise, la brutalité et le meurtre, y compris les formes réduites de ces actes, tels qu’on les tolère seulement dans le sein de la communauté. Mais si la vigueur de l’individu se relâche, s’il se sent fatigué ou malade, mélancolique ou rassasié, et, par conséquent, d’une façon temporaire, sans désirs et sans appétits, il devient un homme relativement meilleur, c’est-à-dire moins dangereux, et ses idées pessimistes ne se formulent à présent que par des paroles et des réflexions, par exemple sur ses compagnons, sa femme, sa vie ou ses dieux, — et les jugements qu’il émettra alors seront des jugements mauvais. Dans cet état d’esprit il deviendra penseur et annonciateur, ou bien son imagination développera ses superstitions, inventera des usages nouveaux, raillera ses ennemis — : mais quoi qu’il puisse imaginer, toutes les productions de son esprit refléteront nécessairement son état, donc l’augmentation de la crainte et de la fatigue, l’abaissement de ses évaluations quant aux actes et aux jouissances. Il faudra que la teneur de pareilles productions corresponde aux éléments de l’état d’âme poétique, imaginatif et sacerdotal ; il faudra que le jugement mauvais y règne. Plus tard, tous ceux qui faisaient d’une façon continue ce qu’autrefois l’individu faisait en cette disposition, ceux donc qui portaient des jugements