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HUMAIN, TROP HUMAIN


sont quelque peu émoussés : un tel émoussement se trahit par exemple dans le règne absolu du tempérament des sons ; car aujourd’hui les oreilles qui font les distinctions un peu fines, par exemple entre ut dièse et ré bémol, appartiennent aux exceptions. À ce point de vue, notre oreille est devenue plus grossière. Ensuite, le côté repoussant du monde, originairement hostile aux sens, a été conquis pour la musique ; son domaine de puissance, notamment pour l’expression du sublime, du terrible, du mystérieux, s’en est étonnamment élargi : notre musique donne maintenant la parole à des choses qui jadis n’avaient pas de langue. Pareillement quelques peintres ont rendu l’œil plus intellectuel et se sont avancés bien au delà de ce qu’on nommait auparavant plaisir des couleurs et des formes. Ici encore le côté du monde qui passait, à l’origine, pour repoussant a été conquis par l’intelligence artistique. — De tout cela, quelle est la conséquence ? Plus l’œil et l’oreille deviennent susceptibles de pensée, plus ils s’approchent des limites où ils deviennent immatériels : le plaisir est mis dans le cerveau, les organes des sens mêmes deviennent mous et faibles, le symbolique prend de plus en plus la place du réel, — et ainsi nous arrivons par cette voie à la barbarie aussi sûrement que par toute autre. En attendant on peut dire encore : le monde est plus laid qu’autrefois, mais il signifie un monde plus beau qu’il n’était autrefois.