Pour celui qui a en lui les désirs d’une âme haute et difficile, les dangers seront toujours très grands : mais aujourd’hui, ils sont extraordinaires. Jeté dans une époque bruyante et populacière dont il se soucie peu de partager la nourriture, il court le risque de mourir de faim et de soif, ou encore de dégoût, pour le cas où il se déciderait à prendre place à la table. Il faut bien que quelques hasards heureux viennent, au bon moment, en aide à un pareil homme.
C’est pourquoi je ne saurais assez louer les trois hasards
heureux de ma vie, qui vinrent à temps pour combler le dommage que m’avait causé une jeunesse trop solitaire, avide et
pleine de désirs. Le premier fut d’avoir trouvé, dès mes jeunes
années, une occupation honorable et savante, qui me permit
de me rendre familier le voisinage des Grecs, si l’on veut me
passer cette expression peu modeste, mais intelligible. Ainsi
placé à l’écart et occupé au mieux, il ne me fut pas facile de
m’émouvoir violemment de quelque chose qui se passe aujourd’hui. J’étais, de plus, dévoué à un philosophe qui savait
contredire, avec bravoure, tout ce qui est actuel, ainsi que les
« idées modernes », sans déraciner, par un excès de négations,
l’esprit vénérateur de ses disciples. Enfin je fus, dès ma plus
tendre enfance, amateur de musique et aussi, de tous temps,
l’ami de bons musiciens : de tout cela il résultait que j’avais
peu de raison de m’occuper des hommes actuels : — car les
bons musiciens sont tous des ermites qui se mettent en dehors
du temps,
Je ne compris que très tard ce qui, en somme, me manquait encore tout à fait : je veux dire la Justice. « Qu’est-ce que la justice ? Et si elle n’était pas possible, comment la vie