Page:Nietzsche - Humain, trop humain (2ème partie).djvu/422

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
422
HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

serait-elle tolérable ? » — c’est ce que je me demandais sans cesse. J’étais profondément inquiet de ne trouver partout où je scrutais en moi-même, que des passions, des perspectives incomplètes, l’assurance de quelqu’un à qui les conditions premières de la justice font défaut ; mais où donc était la circonspection ? — je veux dire la circonspection qu’engendre une profonde compréhension. Je ne m’accordai que du courage et une certaine dureté, qui est le fruit d’une longue domination de soi : et il faut, en effet, du courage et de la dureté, pour s’avouer tant de choses, et encore si tard.

4.

Ce livre introductif, qui a su trouver ses lecteurs dans un vaste cercle de pays et de peuples, et qui doit posséder, par conséquent, l’art de séduire les esprits, même les plus secs et les plus récalcitrants, ce livre est demeuré le plus incompréhensible pour mes amis les plus proches : — lorsqu’il parut, ils furent pris de terreur et il leur apparut comme une énigme, mettant, entre eux et moi, une gêne angoissante. En effet, l’état d’âme d’où il tira son origine, était gros de problèmes et de contradictions ; j’étais alors très heureux et très souffrant, conscient, avec fierté, d’une victoire que je venais de remporter sur moi-même, — mais d’une de ces victoires dont on périt généralement. Un jour — c’était durant l’été de 1876 — je sentis naître en moi un mépris soudain et une compréhension nouvelle : impitoyablement, je passai sur les belles aspirations et les beaux rêves, tels que jusqu’à présent ma jeunesse les avait aimés, impitoyablement, je continuai à suivre mon chemin, le chemin de la « connaissance à tout prix » : et ce fut avec une telle dureté, avec une telle impatience dans la curiosité, et aussi avec une telle pétulance que je gâtai ma santé, pour quelques années.