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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

trait de l’incertitude au sujet des péripéties éventuelles, mais bien ces grandes scènes, pleines d’un lyrisme rhétorique, où la passion et la dialectique du héros principal s’étalaient et se gonflaient comme la crue puissante d’un large fleuve. Tout devait préparer non pas à l’action, mais au pathétique, et ce qui ne préparait pas au pathétique était à rejeter. Le plus grand obstacle à un abandon entier, au plaisir sans mélange à de telles scènes, c’est l’absence d’un élément nécessaire au préalable à l’auditeur, une lacune dans la trame des évènements préliminaires. Aussi longtemps que le spectateur est obligé de supputer avec attention l’importance ou la qualité de tel ou tel personnage, les causes de tel ou tel conflit des sentiments ou des volontés, il ne peut pas être absorbé complètement par les actions et les malheurs des héros principaux, et il lui est impossible encore de compatir, haletant, à leurs souffrances et à leurs terreurs. La tragédie d’Eschyle et de Sophocle employait les moyens artistiques les plus ingénieux pour donner à l’auditeur, dès les premières scènes et comme par hasard, toutes les indications nécessaires à l’intelligence de l’intrigue : procédé par lequel s’affirme cette noble maîtrise artistique qui, tout à la fois, masque ce qui est matériellement indispensable et le révèle sous la forme d’incidents inopinés. Cependant Euripide croyait avoir remarqué que, pendant ces premières scènes, le spectateur semblait en