Page:Nietzsche - L’Origine de la Tragédie.djvu/129

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
125
L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

la formidable roue motrice du socratisme logique tourne, en quelque sorte, derrière Socrate, et que tout ceci doit être considéré au travers de Socrate, comme au travers d’un fantôme. Mais Socrate lui-même avait le pressentiment de cet état de choses, et cela ressort pleinement de la noble gravité avec laquelle il se prévalait partout, et jusque devant ses juges, de sa prédestination divine. Il était tout aussi impossible de le démentir sur ce point que d’approuver son influence dissolvante et destructive des instincts. En présence de cet insoluble dilemme, il ne restait, lorsqu’il fut traduit devant l’Aréopage, qu’une seule peine à lui appliquer, l’exil ; on aurait pu le rejeter au delà des frontières, comme quelque chose d’absolument énigmatique, d’inclassable, d’inexplicable, sans que la postérité se fût trouvée en droit d’accuser les Athéniens d’un acte odieux. Mais que la peine de mort, et non pas seulement l’exil, ait été prononcée contre lui, Socrate lui-même semble l’avoir recherché, avec la pleine conscience de ce qu’il faisait, et sans éprouver devant l’inconnu l’horreur instinctive de la nature : il marcha à la mort avec la même tranquillité qu’il avait, au dire de Platon, lorsque, comme le dernier des débauchés, il quittait le Symposion, aux premières lueurs de l’aurore, pour commencer un nouveau jour ; cependant que, derrière lui, sur les bancs et sur le sol, les compagnons de table endormis rêvent de Socrate, le véritable érotique.