Page:Nietzsche - L’Origine de la Tragédie.djvu/96

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
92
L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

ludant le chant de victoire du saint. Mais, même avec la portée que lui a donnée Eschyle, l’étonnante et effroyable profondeur du mythe n’est pas encore épuisée. Bien plus, cette joie de créer de l’artiste, cette sérénité de l’activité productrice qui semble défier toute infortune, n’est qu’une image lumineuse de nuages et de ciel qui se reflète dans le lac sombre de la tristesse. La légende de Prométhée est une propriété originelle de la race aryenne tout entière et un document qui témoigne de sa faculté pour le profond et le tragique ; et même il pourrait n’être pas invraisemblable que ce mythe eût pour la nature aryenne précisément la même signification caractéristique que la légende de la chute de l’homme pour la race sémitique, et qu’il existât entre ces deux mythes un degré de parenté semblable à celui d’un frère et d’une sœur. L’origine de ce mythe de Prométhée est la valeur inestimable qu’une humanité naïve accorde au feu, comme au véritable palladium de toute civilisation qui naît. Mais que l’homme pût disposer librement du feu, qu’il ne le reçût pas comme un présent du ciel, éclair qui enflamme ou rayon de soleil qui réchauffe, cela paraissait, à l’âme contemplative de ces hommes primitifs, un sacrilège, un vol fait à la nature divine. Et ainsi le premier problème philosophique établit entre l’homme et le dieu un douloureux et insoluble conflit, et le pousse, comme un bloc de rochers, en travers du seuil de toute civi-