Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/104

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

s’est peu à peu attaché à la chose, s’y est identifié, pour devenir son propre corps ; l’apparence primitive finit par devenir presque toujours l’essence, et fait l’effet d’être l’essence. Quel fou serait celui qui s’imaginerait qu’il suffit d’indiquer cette origine et cette enveloppe nébuleuse de l’illusion pour détruire ce monde considéré comme essentiel, ce monde que l’on dénomme « réalité » ! Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire ! — Mais n’oublions pas non plus ceci : il suffit de créer des noms nouveaux, des appréciations et des probabilités nouvelles pour créer peu à peu des « choses » nouvelles.

59.

Nous autres artistes. — Lorsque nous aimons une femme il nous arrive parfois de haïr la nature, en songeant à toutes les rebutantes fonctions naturelles à quoi toute femme est soumise ; volontiers nous penserions à autre chose, mais si, par hasard, notre âme effleure ce sujet elle est prise d’un mouvement d’impatience et jette un regard de mépris sur la nature : — nous voilà offensés puisque la nature semble empiéter sur nos droits de propriété de la façon la plus profane. Et nous garons nos oreilles de toute physiologie, nous décrétons à part nous que nous voulons ignorer que l’homme est encore autre chose qu’âme et forme. Pour tous ceux qui aiment, « l’homme sous la peau » est une abomination, une monstruosité, un blasphème envers Dieu et l’amour. — Eh bien ! ce sentiment de ceux