Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/105

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qui aiment, à l’égard de la nature et des fonctions naturelles, était autrefois celui des adorateurs de Dieu et de sa « toute puissance » : dans tout ce que les astronomes, les géologues, les physiologistes, les médecins disent de la nature, ces adorateurs voient un empiètement sur ce qu’ils ont de plus sacré, donc une attaque, — et de plus la preuve de l’imprudence de celui qui attaque ! Les « lois de la nature » leur apparaissaient déjà comme une calomnie de Dieu ; au fond ils n’auraient pas demandé mieux que de voir ramener toute mécanique à des actes de volonté et d’arbitraire moraux : — mais puisque personne ne pouvait leur rendre ce service, ils préféraient se cacher à eux-mêmes la nature et la mécanique, autant qu’ils le pouvaient, afin de vivre dans le rêve. Ah ! ces hommes du temps passé s’entendaient à rêver, sans avoir besoin au préalable de s’endormir ! — et nous-mêmes, nous autres hommes d’aujourd’hui, nous nous y entendons encore trop bien, malgré notre bonne volonté à être éveillés et à vivre dans la clarté du jour ! Il nous suffit d’aimer, de haïr, de désirer, il suffit même simplement de sentir pour qu’immédiatement l’esprit et la force du rêve descendent sur nous ; et, les yeux ouverts, insensibles à tout danger, nous gravissons le chemin le plus dangereux qui mène aux sommets et aux tours de l’imagination ; le vertige ne nous atteint pas, nous qui sommes nés pour grimper, — somnambules en plein jour ! Nous autres artistes ! Nous qui cachons le naturel, lunatiques et ivres du divin ! Voyageurs infatigables, silencieux comme la mort, nous pas-