Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/129

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secours des esprits : les formules magiques et les enchantements semblent être les formes primitives de la poésie. Lorsque le vers était employé pour un oracle — les Grecs disaient que l’hexamètre avait été inventé à Delphes — le rythme devait là aussi exercer une contrainte. Se faire prophétiser cela signifie primitivement (d’après l’étymologie du mot grec qui me semble probable) : se faire déterminer quelque chose ; on croit pouvoir contraindre l’avenir en gagnant Apollon à sa cause : lui qui, d’après la représentation ancienne, est bien plus qu’un dieu prévoyant l’avenir. Telle que la formule est exprimée, à la lettre et d’après son exactitude rythmique, telle elle lie l’avenir : mais la formule est de l’invention d’Apollon qui, en tant que dieu des rythmes, peut lier aussi les divinités du destin. — Dans l’ensemble, y eut-il en somme jamais, pour l’homme ancien et superstitieux, quelque chose de plus utile que le rythme ? Par lui on pouvait tout faire : accélérer un travail d’une façon magique ; forcer un dieu à apparaître, à être présent, à écouter ; accommoder l’avenir d’après sa propre volonté ; décharger sa propre âme d’un trop-plein quelconque (la peur, la manie, la pitié, la vengeance), et non seulement sa propre âme mais encore celle du plus méchant démon, — sans le vers on n’était rien, par le vers on devenait presque un dieu. Un pareil sentiment fondamental ne peut plus être entièrement extirpé, — et, maintenant encore, après un travail de milliers d’années pour combattre une telle superstition, le plus sage d’entre nous devient à l’occasion un insensé du rythme, ne fût-ce qu’en