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Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/173

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vidu est instruit à être fonction du troupeau et à ne s’attribuer de la valeur qu’en tant que fonction. Les conditions pour le maintien d’une communauté ayant été très différentes de ces conditions dans une autre communauté, il s’ensuivit qu’il y eut des morales très différentes ; et, en regard des transformations importantes des troupeaux et des communautés, des États et des Sociétés, transformations que l’on peut prévoir, on peut prophétiser qu’il y aura encore des morales très divergentes. La moralité, c’est l’instinct du troupeau chez l’individu.

117.

Remords de troupeau. — Dans les temps les plus reculés de l’humanité et pendant la période la plus longue, il y eut un remords bien différent de celui de nos jours. Aujourd’hui l’on ne se sent responsable que de ce que l’on veut et de ce que l’on fait, et la fierté ne vient que de ce que l’on a en soi : tous nos juristes partent de ce sentiment de dignité et de plaisir propre à l’individu, comme si de tous temps la source du droit en avait jailli. Mais, pendant la période la plus longue de l’humanité, il n’y eut rien de plus terrible que de se sentir isolé. Être seul, sentir d’une façon isolée, ni obéir ni dominer, signifier un individu — ce n’était point alors un plaisir mais une punition ; on était condamné à être « individu ». La liberté de penser était regardée comme le déplaisir par excellence. Tandis que nous ressentons la loi et l’ordonnance comme une contrainte et un dommage, on considérait autre-