Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/293

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pelle à côté ; rarement notre œil voit quelque chose où il ne serait pas nécessaire de quitter nos propres affaires pour accourir. Je le sais : il y a cent manières honnêtes et louables pour m’égarer de mon chemin, et ce sont certes des manières très « morales » ! L’opinion des prédicateurs de la morale et de la pitié va même, de nos jours, jusqu’à prétendre que ceci, et ceci seul, est moral : — à savoir, se détourner de son chemin pour accourir au secours du prochain. Et je sais, avec autant de certitude, que je n’ai qu’à m’abandonner pendant un instant à une misère véritable pour être moi-même perdu ! Et, si un ami souffrant me dit : « Voici, je vais mourir bientôt ; promets-moi donc de mourir avec moi » — je le lui promettrais, tout aussi bien que le spectacle d’un petit peuple de la montagne combattant pour sa liberté, m’animerait à lui offrir mon bras et ma vie : — ceci afin de choisir des mauvais exemples pour de bonnes raisons. Certes, il y a une secrète séduction, même dans tous ces éveils de la pitié, dans tous ces appels au secours ; car notre « propre chemin » est précisément quelque chose de trop dur et de trop exigeant ; quelque chose qui est trop loin de l’amour et de la reconnaissance des autres, — ce n’est pas sans plaisir que nous lui échappons, à lui et à notre conscience la plus individuelle, pour nous réfugier dans la conscience des autres et dans le temple charmant de la « religion de la pitié ». Chaque fois qu’éclate maintenant une guerre quelconque, éclate en même temps, parmi les hommes les plus nobles d’un peuple, une joie,