Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/296

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amoureux, qui faisait trembler et sangloter les pétulants jeunes gens d’Athènes, fut non seulement le plus sage de tous les bavards, il fut tout aussi grand dans le silence. Je désirerais qu’il se fût également tu dans les derniers moments de sa vie, — peut-être appartiendrait-il alors à un ordre des esprits encore plus élevé. Est-ce que ce fut la mort ou le poison, la piété ou la méchanceté ? — quelque chose lui délia à ce moment la langue et il se mit à dire : « Oh ! Criton, je dois un coq à Esculape. » Ces « dernières paroles », ridicules et terribles, signifient pour celui qui a des oreilles : « Oh ! Criton, la vie est une maladie ! » Est-ce possible ! Un homme qui a été joyeux devant tous, comme un soldat, — un tel homme a été pessimiste ! C’est qu’au fond, durant toute sa vie, il n’avait fait que bonne mine à mauvais jeu et caché tout le temps son dernier jugement, son sentiment intérieur. Socrate, Socrate a souffert de la vie ! Et il s’en est vengé — avec ces paroles voilées, épouvantables, pieuses et blasphématoires ! Un Socrate même eut-il encore besoin de se venger ? Y eut-il un grain de générosité dans sa vertu si riche ? — Hélas ! mes amis ! Il faut aussi que nous surmontions les Grecs !


341.

Le poids formidable. — Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et