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Nous autres sans-patrie. — Parmi les Européens d’aujourd’hui il n’en manque pas qui ont un droit à s’appeler, dans un sens distinctif et qui leur fait honneur, des sans-patrie : c’est à eux que je mets particulièrement sur le cœur ma secrète sagesse, ma gaya scienza. Car leur sort est dur, leur espoir incertain, il faut un tour de force pour leur inventer une consolation — mais à quoi bon ! Nous autres enfants de l’avenir, comment saurions-nous être chez nous dans cet aujourd’hui ! Nous sommes hostiles à tout idéal qui pourrait encore trouver un refuge, un « chez soi », en ce temps de transition fragile et écroulé ; pour ce qui en est de la « réalité », de cet idéal, nous ne croyons pas à sa durée. La glace qui aujourd’hui peut encore supporter un poids s’est déjà fortement amincie : le vent du dégel souffle, nous-mêmes, nous autres sans-patrie, nous sommes quelque chose qui brise la glace et d’autres « réalités » trop minces… Nous ne « conservons » rien, nous ne voulons revenir à aucun passé, nous ne sommes absolument pas « libéraux », nous ne travaillons pas pour « le progrès », nous n’avons pas besoin de boucher nos oreilles pour ne point entendre les sirènes de l’avenir qui chantent sur la place publique. — Ce qu’elles chantent : « Droits égaux ! », « Société libre ! », « Ni maîtres ni serviteurs ! » cela ne nous attire point ! — en somme, nous ne trouvons pas désirable que le règne de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre (puisque ce règne