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« MON BONHEUR ! »



Je revois les pigeons de Saint-Marc :
La place est silencieuse, le matin s’y repose.
Dans la douce fraîcheur indolemment j’envoie mes chants,
Comme un essaim de colombes dans l’azur
     Et les rappelle des hauteurs,
Encore une rime que j’accroche au plumage
     — mon bonheur ! mon bonheur !

Calme voûte du ciel, bleu-clair et de soie,
Tu planes protectrice sur l’édifice multicolore
Que j’aime — que dis-je ? — que je crains et envie
Comme je serais heureux de lui vider son âme !
     La rendrais-je jamais ? —
Non, n’en parlons pas, pâture merveilleuse du regard !
     — mon bonheur ! mon bonheur !

Clocher sévère, avec quelle vigueur de lion
Tu t’élèves ici, victorieux, sans peine !
Tu couvres la place du son profond de tes cloches — :
Je dirais en français que tu es son accent aigu !
     Si comme toi je restais ici
Je saurais par quelle contrainte, douce comme de la soie…
     — mon bonheur ! mon bonheur !

Éloigne-toi, musique ! Laisse les ombres s’épaissir
Et croître jusqu’à la nuit brune et douce !
Il est trop tôt pour les harmonies, les ornements d’or
Ne scintillant pas encore dans leur splendeur de rose,
     Il reste beaucoup de jour encore,
Beaucoup de jour les poètes, les fantômes et les solitaires.
     — mon bonheur ! mon bonheur !