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HISTOIRE NATURELLE DE LA MORALE

foi », le manque de méfiance et de patience se développent tout d’abord — nos sens apprennent très tard, et n’apprennent jamais entièrement, à être des organes de la connaissance, subtils, fidèles et circonspects. Nos yeux, sur une indication donnée, trouvent plus facile d’évoquer une image souvent évoquée déjà, que de concevoir en soi la divergence et la nouveauté d’une impression : il faut pour cela plus de force, plus de « moralité ». Entendre quelque chose de nouveau est pénible et difficile à l’oreille ; nous saisissons mal la musique étrangère. Nous avons une tendance involontaire, quand on nous parle une langue étrangère, à mettre dans les mots entendus, des sons familiers et intimes à nos oreilles. C’est ainsi, par exemple, que l’Allemand a fait jadis du mot arcubalista qu’il avait entendu, le mot Armbrust (arbalète). Nos sens mêmes résistent et sont hostiles à ce qui est nouveau ; en général, dans les processus les plus simples de la sensibilité, dominent déjà les passions, telles que la crainte, l’amour, la haine, y compris cette passion passive, la paresse. — Un lecteur d’aujourd’hui ne lit pas tous les mots (ou toutes les syllabes) d’une page, — sur vingt mots il en prend tout au plus cinq, au hasard, et par ces cinq mots il devine le sens supposé. De même nous ne voyons pas un arbre d’une façon exacte et dans son ensemble, en détaillant ses feuilles, ses branches, sa couleur et sa forme ; il nous est beaucoup