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PAR DELÀ LE BIEN ET LE MAL

homme sort d’une pareille espèce, il est fier de ne pas avoir été fait pour la pitié. C’est pourquoi le héros de la saga ajoute : « Celui qui, lorsqu’il est jeune, ne possède pas déjà un cœur dur, ne le possédera jamais. » Les hommes nobles et hardis qui pensent de la sorte sont aux antipodes des promoteurs de cette morale qui trouvent l’indice de la moralité justement dans la compassion, dans le dévouement, dans le désintéressement. La foi en soi-même, l’orgueil de soi-même, une foncière hostilité et une profonde ironie en face de l’« abnégation » appartiennent, avec autant de certitude à la morale noble qu’un léger mépris et une certaine circonspection à l’égard de la compassion et du « cœur chaud ». — Ce sont les puissants qui s’entendent à honorer, c’est là leur art, le domaine où ils sont inventifs. Le profond respect pour la vieillesse et pour la tradition, — cette double vénération est la base même du droit, — la foi et la prévention au profit des ancêtres et au préjudice des générations à venir est typique dans la morale des puissants. Quand, au contraire, les hommes des « idées modernes » croient presque instinctivement au « progrès » et à l’« avenir » perdant de plus en plus la considération de la vieillesse, ils montrent déjà suffisamment par là l’origine plébéienne de ces « idées ». Mais une morale de maître est étrangère et désagréable au goût du jour, lorsqu’elle affirme avec la sévérité de son principe, que l’on n’a de