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ne sont pas des pensées. Que leurs effets ne sont pas des pensées.

Chaque homme pense, sans autre interruption que les courtes trêves de son sommeil et de ses maladies, au monde qu’il touche, qu’il voit, qu’il subit, sur lequel s’applique son action. Il est bien forcé de penser à ce monde, toute sa vie est comme un long commentaire des provocations du monde. Il forme des pensées conformes aux activités qu’il y déploie. Cet homme n’est jamais solitaire, mais mêlé et lié à une collection ou à des collections d’hommes de qui les avis, les jugements, les passions et les mœurs gouvernent ses croyances, ses idées, son attente, ses songes. La manière dont il perçoit les objets naturels et les existences sociales n’est pas une question privée.

Il faut demander à chaque homme comment il perçoit les éléments de sa vie : son activité, son bonheur, son malheur reposent sur cette perception. Il faut ensuite savoir toujours les sources de sa perception, si elle naquit d’une expérience réelle ou d’une leçon rabâchée par quelque maître étranger à sa vie. Il faut demander à chacun s’il y a un accord ou un pénible écart entre les perceptions et les idées qu’il répète, et ses véritables épreuves du monde. Souffrez-vous de votre mariage, tout en disant docilement et en croyant croire que le mariage est la plus salutaire des institutions ? Souffrez-vous de vos jours de caserne en mettant les torts de votre côté et en croyant à l’excellence du service obligatoire ? Les jugements auxquels vous avez été dressés vous font-ils accepter ce que vous preniez d’abord naïvement pour des malheurs ? Qui aura le dernier mot — de votre première expérience ou de vos perceptions compliquées, apprises par cœur, si votre expérience vous met un jour en demeure de douter de la dignité et de la sûreté de votre perception ? Ce discours qu’on pourrait