Page:Nizan - Les Chiens de garde (1932).pdf/138

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plus inutile que le commun des mortels si je ne croyais que ce sujet d’étude peut donner à tous les autres une valeur qui consiste en ceci : faire ressortir les droits de l’humanité. »

Car l’humanité annoncée se réduit à l’humanité bourgeoise ; la Personne du Règne du Droit est la transfiguration éthique et la justification rationnelle de la réalité économique du bourgeois, qui n’est pas soumis aux ordres du Capital, mais les donne. Dans une société où les relations humaines sont des relations de maîtres à serviteurs, « Herrschafts- und Knechtschaftsverhaltnisse », cette Personne est celle qui résume les propriétés juridiques et morales des maîtres. Une difficulté logique dans l’universalisation de la Morale se résout en une impossibilité psychologique de dépasser les jugements d’une classe économique. Une contradiction philosophique intérieure à un système se résout en une pure contradiction économique du milieu où ce système prend racine. Cette explication n’est pas noble : elle explique le philosophe par des conditions hors desquelles il feint lui-même de se placer. Elle n’est pas techniquement philosophique. Elle explique l’idéologie par ce qui n’est pas elle, par ce que l’idéologue juge le moins noble. Ce manque de noblesse sera toujours la marque du matérialisme.

Aussi bien retrouverait-on cette contradiction entre ce que la pensée bourgeoise promet et ce que la société bourgeoise tient dans les faits non philosophiques. La Révolution politique commente la méditation de Kant. Proclamant la doctrine universelle du sujet de droit, de l’égalité absolue de droits entre les citoyens, elle constitue en fait une pratique légale qui met les ouvriers dans une situation spéciale, dans une situation, à la lettre du mot, privilégiée. La loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791 prohibe toute coalition de gens du même métier pour discuter de leurs intérêts. L’article 1780 du Code civil déclare qu’en cas de différent sur la quotité des gages, le maître sera cru sur son affirmation. La loi de Germinal an XI reprend les dispositions de l’édit de 1749 et maintient le livret ouvrier qui lie l’ouvrier au patron. M. Scelle écrit à ce sujet :

« Ainsi le législateur paraît, à cette époque, guidé moins par la doctrine de l’égalité des individus devant le droit commun que par le souci de maintenir l’ouvrier en tutelle. Il feint uniquement de croire que l’application du principe égalitaire engendrera la liberté ! »[1]

  1. Le Droit ouvrier.