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au milieu d’un entretien sur les fonctions de la Raison, que :

« La Raison ne saurait être choquée par la division d’une société en dirigeants et en dirigés, en riches et en pauvres. »[1]

Aucun outrage ne saurait offenser la Raison, cette rêveuse machine qui n’a rien à faire qu’à comprendre et à expliquer, mais dont la fonction n’est pas de décider ou de choisir. Si nous éprouvons la réalité d’un outrage, nous savons bien aussitôt qu’il n’est pas dirigé contre elle, mais contre de tout autres pouvoirs, de tout autres exigences que les siens, contre de tout autres personnes que les savants horlogers de la Raison. Aucune définition intime de la Philosophie ne contient initialement le secret de ce que doit être la suite de son progrès, de ses valeurs, de ses conséquences. Comme la définition du triangle contient dès l’origine le secret de toutes ses propriétés, et repousse d’abord toutes les absurdités possibles, que les angles du triangle par exemple ne valent pas deux droits. Il n’existe dans la Philosophie que des contradictions historiques. La philosophie n’est pas une figure dans l’espace dénudé des géométries.

Cependant, il se trouve que des hommes vivent. Des hommes qui revendiquent la richesse dont ils sont privés, et cette liberté qu’ils n’exercent pas de fait et sont contraints d’imaginer seulement. Il leur fallut provisoirement élaborer des rêves et des projets sur quelque état simplement possible de la vie humaine. Mais ils n’aiment point que les rêves restent rêves, et que les possibles demeurent indéfiniment sans actualité et sans matière.

  1. Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1910.