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Page:Noailles-le-livre-de-ma-vie-adolescence-1931.djvu/16

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la revue de paris

qu’elle tire profit de ce qui devrait lui être nuisible. C’est bien à mademoiselle Pierre, déjà engagée sur la route de la folie, que je dus, lorsque j’avais quinze ans, le bénéfice de limpides leçons de mathématiques alternant avec un résumé, fait par elle, à haute voix, des savants volumes d’histoire de Maspéro, dont j’étais distraite soudain, à l’heure matinale, par le volcan bleuâtre de l’île de Corse, pour moi vision divine que laissait paraître vaguement la disposition au levant de notre villa de Monte-Carlo.

Mademoiselle Pierre, non dénuée de goût littéraire, mais impropre à sa tâche, autorisait la lecture des romans sensuels d’Anatole France, de Paul Bourget, de Pierre Loti. Nous aimâmes précocement le couple âpre et voluptueux du Lys Rouge, l’héroïne de Mensonge, animal civilisé, qui, parée des diamants obtenus dans l’amour vénal et du sang romanesque d’un naïf amant éperdu, n’en conserve pas moins l’attitude bienséante d’une jeune femme à sa toilette dans un tableau de Stevens. Je me détachai plus tard de certains volumes dont les intrigues m’avaient enfiévrée, sans jamais me déprendre de la passion que m’inspirèrent le génie de Loti, les noms de Rarahu, de Fatou-Gaye, le pays de Bora-Bora. Mais, bien que savourant la liberté que nous donnait en sa démence, mademoiselle Pierre, nous lui étions inébranlablement hostiles, nous réprouvions avec sagesse ses complaisances.

Ma sœur, mieux que moi, s’accommodait de cette étrange directrice de l’âme qu’elle repoussait, alors que je m’obstinais à vouloir modifier sa déraison ; mes vains efforts ajoutaient à ma tristesse. Aussi est-ce avec une institutrice allemande, monotone et compassée, que je fus envoyée à Pau par les médecins, lorsqu’ils comprirent que la poésie n’était pas responsable du dépérissement d’une jeune fille née robuste et dont le visage avait eu la rondeur de la rose. Autant le radieux hiver de Monaco m’avait autrefois consternée, dérangeant en mon cœur l’ordre des saisons et le mystère qui émane de chacune d’elles, autant je me sentis dans un filial séjour au pays béarnais. Je m’imprégnais avec tendresse de ce climat de naïade humide et caressante, j’aimais la végétation gorgée d’eau, les noms des villages et des contrées, tous énigmatiques, pareils à des vers de Gérard de Nerval,