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la revue de paris

une description qu’on eût pu rapprocher des images du Groenland. Mademoiselle Ehmsen, aux cheveux blonds ternis, aux yeux clairs sans éclat, représentait d’une manière précise et idéale la vierge ignorante, sérieuse, enjouée, qui n’a pas eu de tentations. Poétique de nature, comme le sont souvent les Allemandes, d’éducation parfaite, ce qu’elle avait de prodigieusement timoré donnait du charme à sa personne, dans l’ensemble insignifiante. La quarantaine lui paraissait être un âge grand-maternel, qu’elle se félicitait d’avoir atteint sans orages, comme un voyageur sort indemne de la jungle où rodent les serpents et les fauves. L’amour, dont elle ne parlait que pour citer d’heureux ménages, ou pour plaindre à voix basse, et tristement, des ménages en proie à la mésentente, ne troublait pas son esprit.

Non contente d’être vêtue d’une robe de laine sévère, mademoiselle Ehmsen se complaisait dans Ia surcharge de la parure ; elle recouvrait son corsage d’une mantille espagnole faisant l’usage d’un châle, et lorsqu’elle se trouvait en présence d’un homme, elle déployait un large éventail. Je la vis ainsi au repas de midi, un jour d’hiver, avenue Hoche. On sentait qu’elle éprouvait le plaisir de la sécurité dans cette dissimulation de sa personne. Peut-être la pureté absolue rend-elle étrangement craintives les créatures obsédées par la chasteté, et sans doute Fräulein Ehmsen, ignorante et honnête comme une fille de onze ans, se croyait-elle par moments, sans que son subconscient portât à sa connaissance ses inquiétudes, un sujet de coupable convoitise. En tant que participant de l’Ève éternelle, elle craignait, à son insu, d’être une tentation involontaire, un péché ambulant. Mélange de candeur absolue et de défiance par elle insoupçonnée, c’est à Fräulein Ehmsen et à ses vertus que je dois pourtant ma première rencontre avec la convoitise de l’homme, brutalement formulée. Comme nous nous promenions un dimanche matin, elle et moi, au sortir de l’église, sur la terrasse de Pau, un couple parisien connu de ma mère, qui avait appris ma présence, s’approcha de nous, et, après de conventionnelles politesses, me pria de le rappeler au souvenir de ma famille par le prochain courrier. Ce n’était là que naturelle et bienséante courtoisie, mais avec l’œil promptement expert