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TUMULTE DANS L’AURORE

Taureaux paissant les champs infinis des étés.
Ils sont la forme basse et dure de l’orage ;
Et la Lune divine, au pudique visage,
Rêveuse, indifférente à ce qui vit en bas,
Sultane regardant au bord de la Kasbah,
Soudain, comme une ardente et langoureuse almée,
Vient danser au sommet de leur longue fumée…
Tout vit, tout est ému par ces guerriers ailés ;
La feuille, le coteau, les ténèbres, les blés,
Le jardin délicat et courbe, avec sa rose,
La maison qui s’endort, le pigeon qui repose,
Enferment chaque jour dans leurs nerfs les plus fins
L’ébranlement causé par ces coureurs divins !
– Et moi, qui, ce matin, goûtais, l’âme enivrée,
Les flottantes lueurs de l’aurore sacrée,
Pour avoir entendu ces longs cris déchirants,
J’ai détourné mes yeux du temps, des arbres francs,
Des massifs ondoyants où les tièdes verveines
Sont d’un tissu soyeux, bleuté comme les veines,
De la nette saison, du limpide travail
Que les abeilles font sur la rose d’émail,
Et dénouant mon âme où trop de rêve abonde,
Je lui dis : Va là-bas, avec les trains du monde !
Va là-bas où t’appelle un dieu noir et charmant,
Si beau parce qu’il fuit, si fort parce qu’il ment,
Car ce train ténébreux qu’un fou sonore anime,
Qui, lorsqu’il est rampant, semble habiter la cime,
Qui nous tente sans cesse et qu’on ne peut saisir,
C’est Satan, ayant pris la forme du Désir…