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INVOCATION


Ô ma ville, entends-moi, je suis ta Salambô,
Debout, dans l’ombre d’or, sur la chaude terrasse,
À l’heure où le Désir déroule dans l’espace
Les anneaux langoureux de son corps triste et beau.

La sagesse des temps rêve en mon âme ailée,
La lance est sur mon cœur comme un lis dangereux,
Et je lève mes bras vers les cieux ténébreux,
Romantique Pallas de la nuit étoilée !

Je regarde, j’écoute et je n’entends plus rien,
Car tous les bruits mêlés font comme un long silence
Quand le sang est empli de sa haute cadence,
Flots somptueux et lourds d’un lac italien.

Ma mémoire est un beau filet de verte soie,
Où de mols papillons tournent dans des parfums,
Où les jours en allés reviennent un à un,
Où l’ancien verger sous ses abeilles ploie.

Dans mon cœur éclatant où l’univers est pris,
Le souvenir s’ébat comme une main émue,
La feuille du platane incessamment remue,
L’odeur d’un oranger s’élance comme un cri…

Allez ! je ne peux plus vous garder dans mon âme,
Peuples des chauds regrets et des récents émois,
Descendez de ma vie, allez-vous-en de moi,
Redevenez le bois, le torrent et la flamme.