Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/118

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

117
LE LIVRE DE MA VIE

l’indicible regret d’un univers construit sans équité. Je dois au cœur de ma mère, bien que mon père fût généreux et bon, mais il aimait qu’on lui fût soumis, de ne me sentir séparée d’aucune créature, d’être soucieuse du besoin de toutes, de confondre leur vie avec la mienne. La tasse de thé que ma mère offrait à l’accordeur de piano avant de se servir elle-même, alors que, jeunes filles, nous assistions aux préparatifs d’une fête musicale promise pour la soirée, m’a enseigné la fraternelle amitié envers chaque humain. Ce sentiment puissant, porté par la logique, déesse insociable, me rend inapte à ce que l’on appelle la justice dans son sens sévère, c’est-à-dire dans ce triste et peut-être nécessaire oubli du nonchalant destin qui, négligemment, fait naître les mortels sous le signe de la rose ou sous celui de l’ortie. Aussi, quelque exaltation que me fasse ressentir la beauté morale et bien qu’ayant, dans l’enfance, pâli d’amour en épelant l’épitaphe sacrée : « Passant va dire à Lacédémone que nous sommes ici, morts pour obéir à ses lois », la vertu ne m’inspire pas un sentiment de surprise émue ; je vénère et j’aime ceux qui en sont le lieu vivant, mais je les juge par elle récompensés, — tandis que les coupables sont, à mes yeux, poignants par leur malchance irrévocable et désordonnée.

Les coupables, mot qui ne peut s’appliquer au coupable lui-même, mais à sa lente, séculaire,