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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/138

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LE LIVRE DE MA VIE

prison, rappeler si fortement la nature et en dispenser les baumes. Elle est née de l’arbre et conserve jusque dans ses humbles revêtements, réduits à nous rendre service, la moelle, l’essence, les fibres et la résine des forêts. De là ce parfum secret et insistant des logis, aussi radieux à l’odorat que la couleur l’est au regard. Si parfaites de transparence, de pureté, de bonheur sans inquiets désirs furent de telles journées de Savoie qu’elles devaient me servir de modèle définitif pour la figure du monde, selon mon choix.

Mon père, dissimulant sous un robuste entrain le regret que lui causait la séparation d’avec son jardin triomphal et d’avec sa famille, était rentré à Paris afin de conduire mon frère aîné, âgé de neuf ans, au collège. Ma mère, entourée de convives familiers, continuait de mener sa vie habituelle enveloppée de musique, soucieuse de visites à rendre aux châtelains du lac. Les uns étaient possesseurs de rudes bâtisses ayant la prétention d’avoir abrité les ducs de Savoie ou saint François de Sales, les autres se montraient vaniteux d’un manoir modeste où les blasons arrogants de la noblesse provinciale déroulaient de la cimaise aux poutres du plafond des chimères dardant une langue de feu. Habitations toutes exquises par le lierre, le buis géant, les vignes, les plates-bandes de calcéolaires et de bégonias, l’ombrage des noyers et des châtaigniers indifférents à la