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LE LIVRE DE MA VIE

table trop grande, seules, l’une en face de l’autre, à la place qu’occupaient nos parents. Ascension immédiate et poignante des petits êtres qui, tout à coup, succèdent, dans un espace désertique, à ceux qui dominaient, commandaient et protégeaient ! Au cours de ces réminiscences, je songe à la phrase poignante que Michelet nous rapporte de Luther. Revenant d’assister aux obsèques de son père, le violent réformateur se laissa tomber, silencieux et accablé, sur un siège où ses amis, anxieux, s’empressèrent autour de sa farouche détresse. Il les écarta de sa personne, scruta longtemps du regard ce gouffre invisible où s’était engloutie sa chair initiale, et, bien que dans la force de son âge, il prononça ces paroles amères, fit retentir cette plainte d’orphelin que plus rien derrière soi ne surplombe ni n’étaye : « Désormais, c’est moi le vieux Luther ! » Dois-je rapporter tous les propos innocents et cruels qui, pareils à des flèches lancées par des sauvages, transpercèrent mon esprit, dans cette salle à manger où les serviteurs et leurs camarades du jardin et du bateau nous plaignaient et nous accablaient sous une pitié sans choix ? Je veux, si dur que soit pour moi ce souvenir, rappeler le moment stupéfiant où j’entendis le maître d’hôtel dire à la femme de charge, avec un respect profond et pieux, mêlé pourtant du sentiment que son service habituel continuait : « Il faut emballer et expédier immédiatement l’habit du prince,