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LE LIVRE DE MA VIE

batiste, déplié de manière à laisser voir une tache de couleur orange. Le temps, sur le tissu de lin, avait absorbé l’écarlate, le cramoisi et ne laissait plus que cette faible nuance de rouille ; une étiquette jointe au document expliquait que c’était là le sang de Napoléon, blessé à Ratisbonne. Et, devant cette empreinte qui envahissait mon esprit, le distendait sans mesure, je pensais qu’en effet toute vie est en droit de réclamer ses forces, d’exiger son bien-être, de souhaiter garder son essence ; mais combien sont-ils, parmi les humains, qui ont le pouvoir de retenir indéfiniment notre rêve par ces mots, émanés du silence : « Ceci est mon sang » ?…

Alors que Prangins, près de Genève, baignait dans l’éclat prolongé du prestige impérial, à l’autre extrémité du lac, l’intérêt changeait ; on se montrait une villa enfouie dans le feuillage où s’étaient réfugiées les amours de Gambetta ; en d’autres sites, on parlait de Lamartine, de Michelet, d’Edgar Quinet. À Lausanne, on rêvait à Mme de Warens, jeune veuve modeste et savante, dont la robe noire, échancrée sur un cou de tourterelle, émouvait les professeurs des universités helvétiques, avant que la gracieuse pédante, établie près de Chambéry, sur la colline des Charmettes,