Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/122

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lisions aussi des romans, parmi lesquels un instinct bien vague, bien confus, que je n’ai jamais cherché à m’expliquer, me faisoit affectionner Werther. Eulalie préféra d’abord ceux dont le sujet s’approprioit à notre situation. Une passion vivement exprimée, une séparation douloureusement sentie, les pures joies d’une chaste union, la simplicité d’un ménage rustique, à l’abri de la curiosité intéressée et de la fausse affection des hommes, voilà ce qui troubloit sa voix, ce qui mouilloit ses paupières ; et quoiqu’on parlât moins souvent dès lors de notre mariage, quand l’ordre de la lecture du soir amenoit quelque chose de pareil, elle m’embrassoit encore devant son père.

Au bout de quelque temps, je crus remarquer qu’il s’étoit fait un peu de changement dans le goût de ses lectures. Elle se plaisoit davantage à la peinture des scènes du monde ; elle insistoit sans s’en apercevoir sur la vaine description d’une fête ; elle aimoit à revenir sur les détails de la toilette d’une femme ou de l’appareil d’un spectacle. Je ne supposai pas d’abord qu’elle eût entièrement oublié que j’étois aveugle, et ces distractions froissoient mon cœur sans le rompre. J’attribuois ce léger caprice au mouvement extraordinaire qui se faisoit sentir dans le château, depuis que M. Maunoir en avoit renouvelé l’aspect par un des miracles de son art. M. Robert, plus heureux, sans doute, plus disposé à jouir des faveurs de la fortune et des grâces de la vie, du moment où sa fille lui avoit été redonnée avec toute la perfection de son organisation et tout l’éclat de sa beauté, aimoit à réunir ces nombreux voyageurs que la courte saison d’été ramène tous les ans dans nos montagnes. Le château, on peut encore vous le dire, étoit devenu en effet un de ces manoirs hospitaliers d’un autre âge dont le maître ne croyoit jamais avoir fait assez pour embellir le séjour de ses hôtes. Eulalie brilloit dans ce cercle toujours nouveau, toujours composé de riches