Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/128

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— C’est vous ! répondis-je…

Et il n’avoit pas cessé de parler ; mais pendant que ses phrases venoient mourir à mon oreille, comme le bourdonnement confus d’un insecte importun, mes yeux s’étoient arrêtés sur une jeune femme de la plus rare beauté et de la parure la plus éclatante, qui étoit là, seule, rêveuse, mélancolique, appuyée contre un des attiques de la colonnade.

— Ah ! je comprends, me dit-il ; c’est par là que tu veux commencer ; mais cela n’est réellement pas mal ! je reconnois ce goût exercé qui te distinguoit parmi tous les amateurs ; c’est une affaire à essayer. Dans sa position on est au premier venu, et un homme qui arrive avec tes avantages !… J’y avois pensé, mais j’ai été pris plus haut.

— En vérité, repartis-je en le mesurant. C’est possible !

— Allons ! Le cœur est occupé ! Tu n’as d’attentions que pour elle ! Conviens qu’il seroit fâcheux que ces beaux yeux noirs ne se fussent jamais ouverts à la lumière ?…

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je veux te dire ? C’est qu’elle est née aveugle. C’est la fille d’un riche négociant d’Anvers qui n’avoit eu que cet enfant d’une femme qu’il perdit jeune et qui lui laissa de profonds regrets.

— Vous croyez ?

— Il le faut bien, puisqu’il quitta sa maison qui étoit, dit-on, plus florissante que jamais, et s’éloigna d’Anvers, après avoir distribué de magnifiques présents à ses employés et des pensions à ses domestiques.

— Et puis, que devint-il ? repris-je avec l’impatience d’une curiosité qui s’accroissoit par degrés ?

— Oh ! c’est un roman… qui t’ennuieroit… Et puis, que sais-je, moi ? Ce bonhomme alla où nous allons tous une fois, pour dire que nous y sommes allés ; dans