Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/273

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne mangeoit plus, n’alloit plus ni au bal, ni à la comédie. Les femmes qu’il avoit aimées dans sa jeunesse n’attiroient plus ses regards, ou tout au plus il ne les regardoit qu’au pied ; et quand une chaussure élégante de quelque brillante couleur avait frappé son attention : — Hélas ! disoit-il en tirant un gémissement profond de sa poitrine, voilà bien du maroquin perdu !

Il avoit autrefois sacrifié à la mode : les mémoires du temps nous apprennent qu’il est le premier qui ait noué la cravate à gauche, malgré l’autorité de Garat qui la nouoit à droite, et en dépit du vulgaire qui s’obstine encore aujourd’hui à la nouer au milieu. Théodore ne se soucioit plus de la mode. Il n’a eu pendant vingt ans qu’une dispute avec son tailleur : — Monsieur, lui dit-il un jour, cet habit est le dernier que je reçois de vous, si l’on oublie encore une fois de me faire des poches in-quarto.

La politique, dont les chances ridicules ont créé la fortune de tant de sots, ne parvint jamais à le distraire plus d’un moment de ses méditations. Elle le mettoit de mauvaise humeur, depuis les folles entreprises de Napoléon dans le Nord, qui avoient fait enchérir le cuir de Russie. Il approuva cependant l’intervention française dans les révolutions d’Espagne. — C’est, dit-il, une belle occasion pour rapporter de la Péninsule des romans de chevalerie et des Cancioneros. — Mais l’armée expéditionnaire ne s’en avisa nullement, et il en fut piqué. Quand on lui parloit Trocadero, il répondoit ironiquement Romancero, ce qui le fit passer pour libéral.

La mémorable campagne de M. de Bourmont sur les côtes d’Afrique le transporta de joie. — Grâce au ciel, dit-il en se frottant les mains, nous aurons les maroquins du Levant à bon marché ; — ce qui le fit passer pour carliste.

Il se promenoit l’été dernier dans une rue populeuse, en collationnant un livre. D’honnêtes citoyens, qui sor-