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— Malheureux ceux qui les vendent ! dis-je à Théodore.

— Ils sont morts, répondit-il, ou ils en mourront.

Mais la salle étoit vide. On n’y remarquoit plus que l’infatigable M. Thour, fac-similant avec une patiente exactitude, sur des cartes soigneusement préparées, les titres des ouvrages qui avoient échappé la veille à son investigation quotidienne. Homme heureux entre tous les hommes, qui possède, dans ses cartons, par ordre de matières, l’image fidèle du frontispice de tous les livres connus ! C’est en vain, pour celui-là, que toutes les productions de l’imprimerie périront dans la première et prochaine révolution que les progrès de la perfectibilité nous assurent. Il pourra léguer à l’avenir le catalogue complet de la bibliothèque universelle. Il y avoit certainement un tact admirable de prescience à prévoir de si loin le moment où il seroit temps de compiler l’inventaire de la civilisation. Quelques années encore, et l’on n’en parlera plus.

— Dieu me pardonne ! brave Théodore, dit l’honnête M. Silvestre, vous vous êtes trompé d’un jour. C’étoit hier la dernière vacation. Les livres que vous voyez sont vendus et attendent les porteurs.

Théodore chancela et blêmit. Son front prit la teinte d’un maroquin-citron un peu usé. Le coup qui le frappa retentit au fond de mon cœur.

— Voilà qui est bien, dit-il d’un air atterré. Je reconnois mon malheur accoutumé à cette affreuse nouvelle ! Mais encore, à qui appartiennent ces perles, ces diamants, ces richesses fantastiques dont la bibliothèque des de Thou et des Grolier se seroit fait gloire ?

— Comme à l’ordinaire, monsieur, répliqua M. Silvestre. Ces excellents classiques d’édition originale, ces vieux et parfaits exemplaires autographiés par des érudits célèbres, ces piquantes raretés philologiques dont l’Académie et l’Université n’ont pas entendu parler,