Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/281

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paroles ne lui parvenoient pas. C’est le typhus, pensai-je, et le paroxysme du typhus.

Je le pressois dans mes bras. Je continuois à l’interroger. Il parut céder à un mouvement d’expansion. — Voyez en moi, me dit-il, le plus malheureux des hommes ! Ce volume, c’est le Virgile de 1676, en grand papier, dont je pensois avoir l’exemplaire géant, et il l’emporte sur le mien d’un tiers de ligne de hauteur. Des esprits ennemis ou prévenus pourroient même y trouver la demi-ligne. Un tiers de ligne, grand Dieu !

Je fus foudroyé. Je compris que le délire le gagnoit.

— Un tiers de ligne ! répéta-t-il en menaçant le ciel d’un point furieux, comme Ajax ou Capanée.

Je tremblois de tous mes membres.

Il tomba peu à peu dans le plus profond abattement. Le pauvre homme ne vivoit plus que pour souffrir. Il reprenoit seulement de temps à autre : — Un tiers de ligne ! en se rongeant les mains. — Et je redisois tout bas : — Foin des livres et du typhus !

— Tranquillisez-vous, mon ami, soufflois-je tendrement à son oreille, chaque fois que la crise se renouveloit. Un tiers de ligne n’est pas grand’chose dans les affaires les plus délicates de ce monde !

— Pas grand’chose, s’écrioit-il, un tiers de ligne au Virgile de 1676 ! C’est un tiers de ligne qui a augmenté de cent louis le prix de l’Homère de Nerli chez M. de Cotte ; un tiers de ligne ! Ah ! compteriez-vous pour rien un tiers de ligne du poinçon qui vous perce le cœur ?

Sa figure se renversa tout à fait, ses bras se roidirent, ses jambes furent saisies d’une crampe aux ongles de fer. Le typhus gagnoit visiblement les extrémités. Je n’aurois pas voulu être obligé d’allonger d’un tiers de ligne le court chemin qui nous séparoit de sa maison.

Nous arrivâmes enfin. — Un tiers de ligne ! dit-il au portier.