Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/62

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productions, et bien plus riche en merveilles. J’ai entendu en ma vie une multitude de contes saisissants et de touchantes aventures, mais jamais rien d’aussi pénétrant, d’aussi vivant, d’aussi intime que les contes que je me faisois à plaisir, et dont j’étois toujours, comme de raison, le principal personnage. Au moment où vous m’auriez cru fatigué de traîner le poids d’une oisiveté monotone, j’usois mon imagination et mon cœur à subir des passions sans objet, à surmonter des obstacles sans réalité, à lutter contre des périls qui ne me menaçoient point ; j’animois tout, je peuplois tout, je faisois tout de rien. Il n’y a point d’état qui rapproche autant notre essence de celle de la Divinité.

Cela dura quelques mois, mais j’étois trop avide d’émotions nouvelles, trop altéré de sympathies et d’affections, pour me suffire plus longtemps à moi-même. Ce triste genre de sagesse ne m’a jamais tenté. Je voulais seulement emprisonner mon expansion inconsidérée dans une petite sphère, me rattacher quelque part des doux liens de la vie intérieure et de l’amitié domestique ; posséder, savourer mes jours sans les prodiguer, sans les répandre au hasard comme on le fait à Paris. Je m’avisai heureusement tout à coup que mon père m’avoit donné une lettre pour un certain M. Labrousse, dont l’honnête et paisible ménage pouvoit passer pour un phénomène, puisqu’il méritoit d’être cité, même en province. M. Labrousse étoit un ancien droguiste en gros qui avoit fait une fortune très-considérable dans le négoce des marchandises de l’Inde. Satisfait de son sort, il s’étoit retiré du commerce, quoique assez vert encore, et il habitoit comme principal locataire le premier étage de cette grande et superbe maison dont la façade sépare la rue du Figuier de la rue des Nonaindières. Je me présentai chez lui, non sans un peu de honte, car il y avoit un siècle que j’étois arrivé ; mais j’avois pris le parti de l’avouer avec candeur et de dévorer de justes