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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/63

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reproches avec résignation. On me reçut comme si j’étois débarqué de la veille, et l’accueil qu’on me fit m’inspira des regrets que je peignis sans doute avec l’éloquence de la franchise et du sentiment ; je n’avois pas été là deux minutes sans les éprouver.

M. Labrousse étoit un bon homme d’une extrême simplicité ; il n’y avoit rien dans son air ni dans ses manières qui indiquât cette délicatesse de tact, cette finesse de combinaisons, cette prudence observatrice et méticuleuse qui dévoient caractériser, selon moi, un marchand consommé devenu riche, et j’en conclus sur-le-champ que la probité peut mener à la fortune comme autre chose, quand elle se trouve jointe par hasard à un excellent jugement. Je n’ai jamais connu d’homme qui en eût davantage et qui l’exerçât sur moins d’objets. Quand une question échappoit par la tangente au cercle de ses idées habituelles et nécessaires, il n’étoit pas de ces esprits imperturbables qui vous la saisissent aux crins comme un cheval rétif, et ne l’abandonnent plus qu’ils ne l’aient soumise et morigénée. Vous ne l’auriez pas, pour toutes choses au monde, déterminé à la suivre ; il y restoit soudain aussi étranger que si la conversation s’étoit continuée en chinois ; mais si vous rentriez, par condescendance ou par cas fortuit, dans un sujet dont sa position et ses affaires lui eussent rendu l’étude utile ou agréable, vous étiez sûr d’obtenir de lui les solutions les plus lumineuses et quelquefois les plus subtiles sur toutes les difficultés qu’il pouvoit présenter. Il ne laissoit rien à désirer alors en instruction solide, en sages inductions, en précision et en bon sens. Le sophiste le plus intrépide, le disputeur le plus hargneux, n’auroient pas trouvé une objection contre ses jugements.

Je ne vous ferai pas grâce d’un portrait. C’est ma manière de procéder, et je suis trop vieux pour en prendre une autre. Madame Labrousse étoit une grosse femme, ronde au physique et au moral, dont l’immuable