Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/70

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J’avois entendu parler vaguement de madame Lebrun, deux ou trois fois tout au plus. C’étoit une femme extrêmement âgée qui habitait le second étage de la maison, et chez laquelle madame Labrousse et ses filles passoient au moins une soirée par semaine ; Angélique y alloit plus souvent seule, et je me souvenois de l’en avoir vue descendre avec une émotion que ses traits expressifs ne pouvoient déguiser ; mais cette observation n’avoit laissé alors aucune trace dans mon esprit ; elle me revint tout à coup.

Lorsque je m’aperçus qu’il n’y avoit plus là que M. Labrousse qui me pressoit tendrement la main, pour suppléer par cette marque d’intérêt à une explication impossible :

— Qu’est-ce donc, lui dis-je tristement, que cette madame Lebrun dont le nom me réveille de tous mes songes ?… Il me sembloit, comme vous venez de le remarquer, qu’elle avoit peu d’influence sur vos affaires, et que vous la connaissiez à peine ?

— Madame Lebrun ? répliqua-t-il sur-le-champ, heureux probablement de saisir un sujet de conversation qui lui épargnoit l’explosion de ma douleur. — Madame Lebrun ?… Ma foi, je serais fort embarrassé de le dire ! Il y a plus de trente-quatre ans (c’était en 1706) que je la vis pour la première fois à l’enterrement de la fameuse mademoiselle de Lenclos, et, ce que je puis affirmer, c’est qu’elle paroissoit alors aussi vieille qu’aujourd’hui. Elle revenoit de voyages lointains, où elle ne s’étoit pas enrichie, et on disoit qu’elle étoit arrivée un jour trop tard pour pouvoir tenir une place dans le testament de la défunte, à la succession de laquelle on croyoit généralement qu’elle aurait eu des droits à faire valoir, comme parente ou comme amie ; mais c’est ce dont je n’ai jamais tenté de m’éclaircir. Je ne sais plus comment elle s’appeloit, ou plutôt comment elle prétendoit s’appeler, car sa vie antérieure est couverte de quel-