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LE MYSTICISME

ou les êtres. Ceux qui, dans la nuit noire, ont cherché à reconnaître les objets à l’horizon lointain, peuvent se faire une idée du tableau qu’offre le monde intellectuel d’un débile. Voyez, là, cette masse sombre. Qu’est-ce ? Un arbre ? Une meule de foin ? Un brigand ? Une bête fauve ? Faut-il fuir ? Faut-il lui courir sus ? L’impossibilité de reconnaître l’objet plus soupçonné que perçu remplit de trouble et d’angoisse. C’est là aussi l’état d’âme du débile en face de ses représentations-frontières. Il croit voir en elles cent choses à la fois, et il met toutes les formes qu’il se figure apercevoir, en rapport avec l’aperception principale qui les a provoquées. Mais il a très bien l’impression que ce rapport est inconcevable et inexplicable. Il réunit des aperceptions en une idée qui est en contradiction avec toutes les expériences, à laquelle il doit cependant accorder la même valeur qu’à toutes ses autres idées et à ses autres jugements, parce qu’elle prend naissance de la même façon que ceux-ci. Et s’il veut se rendre compte à lui-même de ce que contient son jugement, de quelles aperceptions particulières il se compose, il s’aperçoit que ces aperceptions n’en sont pas en réalité, mais des ombres méconnaissables d’aperceptions auxquelles il cherche en vain à donner un nom. Cet état d’esprit dans lequel on s’efforce de voir et où l’on croit voir, mais où l’on ne voit pas ; dans lequel on doit former des idées à l’aide d’aperceptions qui dupent et agacent la conscience à la façon des feux follets ou des vapeurs sur les marécages ; dans lequel on s’imagine percevoir entre des phénomènes nets et des ombres ambiguës et informes des rapports impossibles à suivre, — cet état d’esprit est ce que l’on nomme le mysticisme.