Page:Nordau - Dégénérescence, tome 1.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
122
LE MYSTICISME

la pensée humaine, n’est pas un bienfait sans mélange. Il porte dans la conscience de la plupart des hommes incomparablement plus d’obscurité que de clarté. Il enrichit leur mémoire de sons, non d’images nettement dessinées de la réalité. Le mot, écrit ou parlé, excite un sens, la vue ou l’ouïe, et dégage une activité du cerveau, c’est vrai. Il éveille toujours une aperception. Une suite de notes musicales le fait aussi. Un mot inconnu, un mot baroque, un nom propre, un air raclé sur un crin-crin, font penser aussi, mais à quelque chose d'indéterminé, ou d’absurde, ou d’arbitraire. C’est une peine absolument perdue que de vouloir donner à un individu, par le mot, de nouvelles aperceptions et notions et élargir le cercle de sa connaissance lucide. Le mot ne peut jamais évoquer que les représentations que l’individu possède déjà, et, en dernière analyse, chacun ne travaille qu’avec le fonds d’aperceptions qu’il a acquises par une observation personnelle attentive du monde. Cependant on ne peut renoncer aux excitations que nous apporte le langage. Le désir de saisir sans lacunes l’ensemble du monde phénoménal est irrésistible, mais la possibilité d’aperceptions personnelles est restreinte même dans le cas le plus favorable. Ce que nous n’avons pas éprouvé nous-mêmes, nous nous le faisons dire par les autres, les morts et les vivants. Le mot doit remplacer pour nous des impressions sensorielles immédiates. Il est, après tout, lui-même aussi une impression sensorielle, et notre conscience est habituée à assimiler cette impression aux autres, à accorder la même valeur à l’aperception qu’éveille le mot qu’aux aperceptions que nous avons obtenues par la coopération simultanée de tous