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LES PRÉRAPHAÉLITES

les sens, par le dévisagement et la palpation de toutes les faces, le déplacement et le soulèvement, l'examen par l’ouïe et l’odorat, de l’objet lui-même. Mais cette assimilation de valeur est un vice de raisonnement. Elle est dans tous les cas fausse, si le mot doit faire plus qu’évoquer dans la conscience le souvenir d’une aperception acquise par une perception propre, ou celui d’une notion composée d’aperceptions semblables. Nous commettons tous, néanmoins, cette faute de raisonnement. Nous oublions que le langage a été formé par l’espèce uniquement comme moyen d’entente entre les individus et de communication d’émotions, qu’il est une fonction sociale, non une source de connaissance. En vérité, il est plutôt une source d’erreur. Car ce que l’homme sait réellement, ce n’est pas ce qu’il a entendu et lu et répète, mais seulement ce qu’il a directement éprouvé et attentivement observé ; et quand il veut s’émanciper des erreurs que le mot lui apporte, il n’a pas d’autre moyen que d’augmenter son fonds d’aperceptions de pleine valeur par des perceptions propres et une observation attentive. Et comme l’homme n’est jamais capable de cet effort que jusqu’à une certaine limite, chacun est condamné à travailler dans sa conscience à la fois avec des aperceptions directes et avec des mots. L’édifice d’idées construit avec des éléments d’une solidité si inégale rappelle ces églises gothiques dont des maçons stupides rescellaient autrefois les endroits dégradés avec une colle de suie et de fromage à laquelle ils donnaient, à l’aide d’un badigeon, l’apparence de la pierre. La façade se présente irréprochable à l’œil, mais beaucoup de ses parties ne résisteraient pas un instant à un choc vigoureux de la critique.