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LE MYSTICISME

en évitant toutefois de tomber dans l’erreur de leurs modèles, qui était de supprimer l’unité de leur œuvre, en remplissant les arrière-plans les plus éloignés de natures mortes péniblement et proprement peintes. Les morceaux de gazon, les fleurs et les fruits, rendus avec une exactitude de botaniste ; les rochers, les terrains et les formations montagneuses géologiquement justes ; les dessins bien nets de tapis et de tapisseries que nous retrouvons dans les tableaux modernes, — c’est à Ruskin et aux préraphaélites qu’on les doit.

Ces mystiques s’imaginaient être des parents intellectuels des « primitifs », parce qu’ils peignaient, comme ceux-ci, des tableaux religieux. Mais c’était une illusion. Cimabue, Giotto, Fra Angelico, n’étaient pas des mystiques. Ou, plus exactement, ils appartenaient à l’espèce des mystiques par ignorance, non par faiblesse d’esprit organique. Le peintre du moyen âge qui représentait une scène religieuse, était persuadé qu’il peignait quelque chose d’absolument vrai. Une annonciation, une résurrection, une assomption, un épisode de la vie des saints, une scène de l’existence au paradis ou en enfer, possédaient pour lui le même caractère indiscutable de réalité qu’une orgie dans une taverne de soudards ou un banquet somptueux dans un palais seigneurial. Il était réaliste lorsqu’il peignait les choses supra-sensibles. La légende religieuse lui avait été contée comme un fait matériel, il était pénétré de sa réalité littérale, et il la rendait comme il aurait présenté toute autre histoire vraie. Le spectateur s’approchait du tableau avec les mêmes convictions. L’œuvre d’art religieuse était une Bible des Pauvres. Elle avait pour l’homme du